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Association "1846"

La fortification du XIXe siècle : connaître et partager

Forts disparus et méconnus autour de Brest

La configuration particulière de la place de Brest, coupée par des vallons et dominée par des hauteurs, amène dès la conception de son enceinte à la fin du 17e siècle à envisager de la compléter par des ouvrages avancés. Vauban propose ainsi plusieurs ouvrages à cornes devant occuper des points hauts en avant de l'enceinte, tant du côté de Brest (rive gauche de la Penfeld) que de Recouvrance (rive droite). Tout au long du 18e siècle, ses successeurs au chevet des fortifications de l'arsenal du Ponant ne perdent pas une occasion d'écrire tout le mal qu'ils pensent de cette place impossible à fortifier correctement :

"La place de Brest est très mauvaise en ce qu'elle est dominée de tous les côtés souvent à une petite portée de fusil [;] tous les ouvrages sont enfilés vus à revers par les hauteurs et insoutenables en total ; mal tenus, mal construits, d'une mauvaise pierre, les ouvrages sont dégradés, les chemins couverts éboulés, et il n'y a pas de parapet dans toute la partie de Brest. En total il est presqu'impossible de rendre Brest de deffense par la position encaissée de cette ville, qui obligeroit pour occuper les hauteurs de prendre un circuit immense"

(Service historique de la Défense, département Armée de Terre, Vincennes, archives du Génie, 1 VH 447, mémoire "Reflexions sur ce qu'on peut craindre sur Brest", cité in Stéphane Perréon, L'Armée en Bretagne au XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, page 340)

Au-delà de l'exercice de style de l'ingénieur militaire plaidant sa cause pour espérer débloquer quelques crédits supplémentaires, il y a une réalité à ce problème. La raison d'être de l'enceinte est d'enserrer l'arsenal ; ce faisant, elle se condamne à demeurer au bas de la vallée de la Penfeld, dominée par le reste du plateau du Léon.

C'est d'ailleurs là l'origine de la création dans les années 1776-1784 du camp retranché de Saint-Pierre, constitué de cinq forts détachés occupant des hauteurs à l'ouest de l'enceinte côté Recouvrance, direction privilégiée d'une attaque suite à un débarquement intervenu dans l'anse de Bertheaume ou des Blancs-Sablons. Dans les années 1770 l'ouvrage du Bouguen vient déjà couronner (normal, c'est un couronné) d'autres hauteurs menaçant directement l'arsenal au nord.

Bien que moins prioritaire, la partie orientale de la place, également dominée à peu de distance par des hauteurs, fait l'objet de projets d'établissement d'ouvrages avancés dès le 18e siècle et tout au long du 19e.

Les quelques réalisations intervenues ont en commun d'avoir été entreprises ou avancées dans l'urgence à l'occasion de guerres, d'être restées inachevées, d'avoir toutes disparu et d'avoir laissé peu de traces dans la trame urbaine et la mémoire brestoises.

© Géoportail

© Géoportail

Ouvrage des Fédérés (1792-1793)

Dit aussi fort des Fédérés ou ouvrage de la carrière du Pape.

Il s'agit en fait de trois lunettes en terre reliées entre elles par un retranchement, le tout partiellement entouré par un fossé.

Les lunettes de la carrière du Pape sur le plan-relief de Brest, 1807

Les lunettes de la carrière du Pape sur le plan-relief de Brest, 1807

Elles trouvent leur origine dans les projets de raccordement entre l'ouvrage du Bouguen et l'enceinte de la rive gauche, à la fin du 18e siècle. Dans les années 1770, l'ouvrage à corne de la carrière du Pape doit être le pendant de celui de Quéliverzan sur la rive droite. A l'occasion du projet de destruction du château dans les années 1780, le projet prend de l'ampleur afin de pouvoir intégrer les casernes devant être déplacées : l'extension de l'enceinte prend la forme de trois nouveaux fronts bastionnés englobant toute la hauteur. La Révolution interrompt le projet, mais la montée des tensions fait entreprendre en 1792 à l'emplacement de trois des bastions prévus, les trois ouvrages de campagne numérotés 208, 209 et 210. Ils ne prennent le nom de fort des Fédérés qu'en 1815, quand les jeunes gardes nationaux fédérés brestois reviennent jouer aux terrassiers durant les Cents-Jours.

Evolution des projets, fin 18e-milieu 19e siècle (enfin la vérité sur la carrière du Pape)

Evolution des projets, fin 18e-milieu 19e siècle (enfin la vérité sur la carrière du Pape)

Fait original et méconnu : l'une des trois lunettes, la 209 formant le saillant de l'ouvrage, est organisée en lunette "à la d'Arçon". Ce type d'ouvrage est proposé au début des années 1790 par Jean Le Michaud d'Arçon, officier du génie. Il consiste en une lunette dont la capacité de résistance est augmentée par l'ajout en capitale de casemates à feux de revers pour battre les fossés, d'une traverse casematée pouvant servir d'abri contre les bombardements et d'une tour-réduit crénelée à la gorge, tous organes reliés entre eux par des communications souterraines. La plus connue des quelques lunettes d'Arçon construites et ayant subsisté est celle de Montdauphin. La lunette 209 de Brest reste quant à elle inachevée :  si la traverse et les casemates de flanquement sont commencées, la tour-réduit ne dépasse jamais le stade des fondations.

La lunette d'Arçon 209 et ses organes caractéristiques visibles sur le plan-relief

La lunette d'Arçon 209 et ses organes caractéristiques visibles sur le plan-relief

L'ouvrage des Fédérés conserve un petit rôle dans la défense de Brest tout au long du 19e siècle, même si la construction du front de l'Harteloire dans les années 1840, et d'ouvrages détachés plus éloignés de la place dans les années 1860, lui enlèvent beaucoup d'intérêt. Il est réarmé pendant la guerre de 1870. Il est déclassé en 1877 tout en étant conservé. A la veille de la Première Guerre mondiale, son armement est de quatre canons de 95 mm.

La lunette 208 est détruite dès le milieu du 19e siècle, lors des travaux du front de l'Harteloire. Les deux autres disparaissent après la Première Guerre mondiale. Leur emplacement est maintenant occupé par l'hôpital Morvan et la faculté de médecine. Une "rue des Fédérés" qui longe cette dernière, perpétue la mémoire de ces ouvrages.

Mur (de la rue) des Fédérés

Mur (de la rue) des Fédérés

Redoute de Kéroriou (1792-1793)
La redoute de Kéroriou sur le plan-relief

La redoute de Kéroriou sur le plan-relief

Cette redoute située sur un ressaut de terrain au sud de la route de Paris est contemporaine des lunettes des Fédérés. Comme elles il s'agit d'un ouvrage de campagne, construit essentiellement en terre et à la hâte en 1792-1793 pour pallier la faiblesse de l'enceinte côté Brest, sur la base d'un projet formulé dès les années 1770.

Autre vue de la redoute de Kéroriou sur le plan-relief

Autre vue de la redoute de Kéroriou sur le plan-relief

Simple "masse informe de terre" d'après un mémoire du génie de 1854, c'est un ouvrage qui évolue peu, même si des emplacements pour pièces d'artillerie semblent avoir été aménagés sur sa contrescarpe au 19e siècle. Elle est déclassée en 1877 mais participe de la défense de la place de Brest au moins jusque vers 1900, même si son importance connaît le même déclin que l'ouvrage des Fédérés. Elle disparaît après la Seconde Guerre mondiale au profit du foyer du marin et du stade de la légion Saint-Michel.

La redoute de Kéroriou en 1929 (le nord est à gauche) © IGN

La redoute de Kéroriou en 1929 (le nord est à gauche) © IGN

Fort du Guelmeur (1861-1870)

Les projets pour prolonger sur la rive gauche de la Penfeld la ligne de forts détachés de Brest sont récurrents tout au long de la première moitié du 19e siècle. Les premiers sont rédigés dès les années 1800, y compris par le général de Marescot de passage en 1807 juste avant de partir en Espagne (et d'y avoir quelques ennuis...). Les ingénieurs de la Restauration, de la monarchie de Juillet et de la Seconde République ne sont pas en reste. Le camp retranché proposé comprend selon les projets entre cinq et huit ouvrages, situés sur les hauteurs du Guelmeur et de Pen-ar-Créac'h à l'est de la ville, et sur celles dominant la vallée du Spernot de part et d'autre de Lambezellec au nord.

Après des dizaines d'années de tergiversations, un début de réalisation a lieu sous le Second Empire en 1861, avec le l'ouverture du chantier du fort du Guelmeur, alors élément le plus oriental d'un projet de ligne de cinq forts détachés comprenant également les forts de Pen-ar-Créac'h, de Pen-ar-Chleuz, de Pen-ar-Valy et du Bergot.

Le projet de ligne de forts sur la rive gauche de la Penfeld en 1861 (© Géoportail)

Le projet de ligne de forts sur la rive gauche de la Penfeld en 1861 (© Géoportail)

Comme les quatre autres ouvrages prévus, le fort du Guelmeur a un tracé classique pour l'époque, en trapèze dont la petite base est tournée vers la campagne. La gorge est occupée par une caserne-réduit à l'épreuve ; quatre bastionnets casematés assurent le flanquement. L'artillerie d'action lointaine doit prendre place sur un massif terrassé en forme de croissant.

Las, les travaux sont interrompus en 1862, pour ne reprendre timidement qu'en 1868. L'architecture prévue du fort évolue alors légèrement pour l'adapter aux récents progrès de l'artillerie, la caserne de gorge étant remplacée par des locaux casematés placés sous le massif portant l'artillerie. La guerre de 1870 surprend l'ouvrage en plein chantier : fossés creusés mais escarpes montées seulement sur la partie est, deux bastionnets construits sur quatre, pas de caserne ni de magasin à poudre. Des batteries d'artillerie sont organisées à la hâte dans l'intérieur de l'ouvrage durant le conflit. Au retour de la paix, il est laissé inachevé.

Le fort du Guelmeur en 1929 (le nord est à gauche) © IGN

Le fort du Guelmeur en 1929 (le nord est à gauche) © IGN

Le fort du Guelmeur est cependant intégré à la défense terrestre de Brest jusqu'à la Première Guerre mondiale. En 1911, son armement se compose de quatre canons de 95 mm. Il disparaît après la Seconde Guerre mondiale, remplacé successivement par un camp de baraques et un ensemble HLM. Le tracé de ses fossés subsiste néanmoins dans le parcellaire et l'orientation de la voirie.

Le tracé d'un fort du Second Empire se cache dans cette image... (© Géoportail)

Le tracé d'un fort du Second Empire se cache dans cette image... (© Géoportail)

Redoute de Pen-ar-Créac'h (1870)

Cette redoute trouve son origine dans le même projet de ligne de forts détachés que le fort du Guelmeur. Le fort de Pen-ar-Créac'h aurait dû être entrepris peu de temps après ce dernier pour contrôler la route de Paris. Mais en 1870 rien n'a encore été fait. Pendant la guerre, une redoute en terre est construite à son emplacement et armée comme les autres forts de pièces de marine. Elle reste en l'état par la suite et fait partie des défenses orientales de Brest jusqu'à la Première Guerre mondiale. A noter que sa construction a nécessité la déviation de la route de Gouesnou. Elle est cédée en 1947 pour la construction d'immeubles à proximité de l'actuelle place de Strasbourg.

La redoute de Pen-ar-Créac'h en 1929 (le nord est à gauche) © IGN

La redoute de Pen-ar-Créac'h en 1929 (le nord est à gauche) © IGN

Redoute de Coat-ty-Ogant (1871)

Un autre ouvrage dû à la guerre de 1870.

La tournure prise par le conflit dans l'Ouest de la France au début de 1871 (bataille du Mans) fait reprendre les travaux défensifs autour de Brest. Le génie souhaite compléter les forts existants par des redoutes de campagnes établies sur des positions déjà repérées à la fin des années 1860 pour construire des ouvrages avancés plus éloignés de la place afin de tenir compte des progrès de l'artillerie. Quatre redoutes (Keruscun, Kerizac, Lescoat et Keravenno) doivent occuper les hauteurs au nord de Lambezellec et de la vallée du Spernot, complétant le fort du Guelmeur et la redoute de Pen-ar-Créach pour la défense de la rive gauche de la Penfeld. Deux autres redoutes (Coat-ty-Ogant et Kervaziou) doivent couvrir le nord-ouest de la place depuis les hauteurs de Guilers. Seule la redoute de Coat-ty-Ogant semble avoir été entreprise avant la cessation des hostilités. Hormis le fait qu'elle a un tracé bastionné, son aspect précis est mal connu.

L'ouvrage est immédiatement abandonné dès la paix revenue. La position aurait dû être réaménagée défensivement d'après le plan de défense de la place de Brest en 1914. Durant l'entre-deux-guerre le site est réinvesti par la Marine qui y installe une batterie antiaérienne de quatre canons de 75 mm, détruisant au passage une partie de la redoute. Après la Seconde Guerre mondiale le terrain de cette batterie sert à installer des entrepôts de la Marine, qui existent toujours.

Vestiges de la redoute de Coat-ty-Ogant en 1961 ; une forme de bastion est clairement visible (© IGN)

Vestiges de la redoute de Coat-ty-Ogant en 1961 ; une forme de bastion est clairement visible (© IGN)

Des vestiges de la redoute subsistent longtemps (nous remercions J.-Y. Besselièvre pour nous avoir signalé ces vestiges non datés) avant de disparaître dans les années 1960. Actuellement, seul le nom d'une petite voie ("impasse de la Redoute") longeant un quartier pavillonnaire de Guilers témoigne de l'existence de cet ouvrage éphémère.

P. Jadé

Sources :

Service historique de la Défense, département Armée de Terre, Vincennes, archives du Génie et de l’État-major de l'Armée

Service historique de la Défense, département Marine, Brest

Archives municipales de Brest

Lécuillier Guillaume (dir.), Les Fortifications de la rade de Brest : défense d'une ville-arsenal, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « cahiers du patrimoine », 2011

Foucher Jean, "Le Fort des Fédérés à Brest", Cahiers de l'Iroise, n° 68, 1970, p. 230-231

Henwood Annie, "Les fortifications de Brest... ou comment s'en débarrasser", Cahiers de l'Iroise, n° 168, 1995, p. 3-12

Capitaine de frégate Caroff, Les Forces maritimes de l'Ouest, 1939-1940, Marine nationale, 1954.

Le Goïc Pierre, Brest en reconstruction : antimémoires d'une ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001

Jadé Patrick, Un siècle de tergiversations et quatre forts oubliés : les ouvrages avancés de la rive gauche de la Penfeld à Brest, XVIIIe-XIXe siècle, inédit

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