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Association "1846"

La fortification du XIXe siècle : connaître et partager

Batteries casematées du goulet de Brest

Ou pourquoi il faut arrêter de parler de "batteries de rupture sous roc" construites en réaction à la "crise de l'obus-torpille".

Les sept batteries casematées en partie creusées dans les falaises sont les "stars" des fortifications du goulet de Brest. Une interprétation fautive sur la raison de leur construction circule toutefois dans la littérature à leur sujet :

"L'apparition de l'explosif brisant (mélinite) en 1885 provoque la célèbre crise de "l'obus-torpille" qui rend obsolète [sic] les fortifications maçonnées de l'époque. Mais rapidement, les ingénieurs militaires rechercheront des parades, en bétonnant la fortification ou en l'aménageant dans la roche. C'est ainsi que vont naître les batteries de rupture casematées du goulet de Brest, creusées sous roc en 1888." (Fabien Reberac, "Le désarmement des batteries de rupture casematées du goulet de Brest en 1915 et 1917, première partie", Fortifications et patrimoine, n° 11, juillet 1999, p. 36-44)

Vestiges de la date "1888" au-dessus de la porte de la batterie casematée de la pointe des Espagnols

Vestiges de la date "1888" au-dessus de la porte de la batterie casematée de la pointe des Espagnols

© Géoportail

© Géoportail

Le goulet est le centre de gravité de la défense maritime de Brest, le passage à interdire en priorité. D'où dès le 17e siècle une importante concentration d'ouvrages d'artillerie, dont les grandes batteries basses conçues par Vauban : batterie du Mengant (ou de Léon) et de Cornouaille, du Portzic et de la pointe des Espagnols. Armées de pièces de gros calibre destinées au tir rasant en pleine coque sur les navires qui se risqueraient à tenter un passage en force (les fous), ces batteries situées à peu de hauteur au dessus du niveau de la mer sont donc adossées aux hautes falaises du goulet. Elles tirent l'essentiel de leur protection contre les tirs des navires de leur parapet en terre ou en maçonnerie, mais cette position adossée est une faiblesse : des projectiles venant frapper en arrière des pièces risquent de cribler leurs servants d'éclats de rocher ou de métal.

La solution suggérée depuis au moins de la fin du 18e siècle est de transformer ces batteries à ciel ouvert en batteries sous casemates.

En plus, les casemates, c'est classe (Île Pelée, Cherbourg)

En plus, les casemates, c'est classe (Île Pelée, Cherbourg)

Le débat sur l'opportunité de réaliser cette (coûteuse) transformation continue durant la majeure partie du 19e siècle, les ingénieurs militaires allant jusqu'à faire tirer à projectiles réels sur la batterie de la pointe des Espagnols à deux reprises, en 1846 et en 1853, pour voir ce que ça fait. Dans un premier temps, les arguments en faveur des casemates ne l'emportent pas : les effets des impacts sur les falaises ne justifient pas la dépense et la perte de champ de tir. Mais après 1860 et l'apparition du navire cuirassé, de la nouvelle artillerie rayée de gros calibre et de ses projectiles explosifs puissants, la perspective de voir les anciennes batteries vaubaniennes être écrasées sous le fer et le feu devient plus probable.

Lorsque la réorganisation de la défense des côtes est entreprise après la guerre de 1870, il est donc acquis que "les batteries basses, étant adossées au rocher, ne seront tenables qu'à la condition d'être casematées", ainsi que l'écrit le préfet maritime de Brest en 1875. D'autant que la place manque dans les anciens ouvrages pour accueillir les énormes canons destinés à faire du tir "de rupture" au niveau de la ligne de flottaison des cuirassés qui tenteraient un forcement du goulet (les fous).

Canon de 32 cm modèle 1870-84 ayant armé les batteries de rupture de Brest et de Cherbourg, actuellement à Gâvres (cliché B. Floch)

Canon de 32 cm modèle 1870-84 ayant armé les batteries de rupture de Brest et de Cherbourg, actuellement à Gâvres (cliché B. Floch)

Puisqu'il n'y a pas d'autre solution, la commission de défense des côtes se prononce en 1876 pour le placement sous casemates cuirassées des 96 pièces d'artillerie lourdes jugées nécessaires à la défense du goulet.

Dix ans avant ce qui est appelé la "crise de l'obus-torpille", le processus conduisant à la construction des batteries casematées du goulet de Brest est entamé.

Rapidement, les ingénieurs doivent revoir leurs plans à la baisse : plus de cuirassements, réduction du nombre de batteries casematées, remplacées par des batteries à ciel ouvert cachées dans les ravins de la côte (Mengant, Dellec, Stiff) ou placées au sommet de la côte. Les études devant déterminer le type de casemate à construire traînent. Une première batterie est construite à titre expérimental en 1883-1884 au fort du Portzic. Les essais ayant été concluants, six autres batteries sont construites en 1888.

En 1888 : trois ans après la crise dans la fortification déclenchée par la mise au point des explosifs chimiques puissants. Mais c'est un hasard dû à l'inertie des études. Les batteries casematées du goulet de Brest ont été construites malgré la "crise de l'obus-torpille" et non pas à cause d'elle. Quant à l'expression "batterie de rupture sous roc", elle n'est jamais employée dans les documents de l'époque, et son emploi induit une confusion avec les "magasins à poudre sous roc" dont la construction à partir de la fin des années 1880 est bien une réponse aux progrès récents de l'artillerie.

Plan et coupes d'une batterie casematée du goulet de Brest

Plan et coupes d'une batterie casematée du goulet de Brest

Evocation en écorché de la batterie de Cornouaille (Lionel Duigou)

Evocation en écorché de la batterie de Cornouaille (Lionel Duigou)

Les batteries du Portzic, du Minou (rive nord), de la pointe des Espagnols, de Pourjoint, de la pointe Robert, de la pointe de Cornouaille et des Capucins (rive sud) sont organisées sur le même modèle : deux chambres de tir reliées par un couloir, et un vestibule desservant un petit magasin à poudre. La partie frontale de chaque casemate est fermée par un mur en maçonnerie de trois mètres d'épaisseur construit après l'installation des canons. Ceux-ci n'ont aucun débattement latéral. Ils tirent par des embrasures étroites surmontées d'une visière. La voûte au dessus de chaque emplacement de pièce est percée d'une cheminée d'évacuation des fumées des tirs. L'accès à la batterie se fait par un escalier à plusieurs volées, sauf dans les batteries du Portzic (escalier en colimaçon) et de Cornouaille (rampe en plan incliné).

Comme les servants à l'intérieur des casemates ont un champ de vision très restreint, le tir est commandé dans chaque batterie depuis un observatoire télémétrique placé au sommet de la falaise.

Embrasures des batteries du Minou et de CornouailleEmbrasures des batteries du Minou et de Cornouaille

Embrasures des batteries du Minou et de Cornouaille

Chambre de tir de la batterie de Cornouaille et magasin à poudre de la batterie des Capucins (cliché J. Bas)Chambre de tir de la batterie de Cornouaille et magasin à poudre de la batterie des Capucins (cliché J. Bas)

Chambre de tir de la batterie de Cornouaille et magasin à poudre de la batterie des Capucins (cliché J. Bas)

Pendant la Première Guerre mondiale, les canons sont récupérés pour être envoyés sur le front, ce qui entraîne la destruction d'un des masques en maçonnerie, sauf à la pointe de Cornouaille et aux Capucins où les pièces sont enlevées par l'arrière. Les Allemands ont coiffé les embrasures des batteries de la pointe des Espagnols et de Pourjoint par des casemates en béton pour canons légers.

Actuellement, six des sept batteries sont conservées, celle du Portzic ayant été remblayée après la Seconde Guerre mondiale. Elles ne sont pas accessibles au public, en particulier durant la mauvaise saison durant laquelle elles servent de refuge à des chauves-souris (grands rhinolophes).

Escalier de la batterie des Capucins et embrasure de la batterie Robert endommagés par les opérations de désarmement de 1915-1917Escalier de la batterie des Capucins et embrasure de la batterie Robert endommagés par les opérations de désarmement de 1915-1917

Escalier de la batterie des Capucins et embrasure de la batterie Robert endommagés par les opérations de désarmement de 1915-1917

Blockhaus allemand à la batterie de Pourjoint et seul vestige de la batterie du PortzicBlockhaus allemand à la batterie de Pourjoint et seul vestige de la batterie du Portzic

Blockhaus allemand à la batterie de Pourjoint et seul vestige de la batterie du Portzic

P. Jadé

Sources :

Service historique de la Défense, Vincennes et Brest, archives du Génie, de l'Artillerie, de l’État-major de l'Armée et de la Marine

Lécuillier Guillaume (dir.), Les Fortifications de la rade de Brest : défense d'une ville-arsenal, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « cahiers du patrimoine », 2011

Jadé Patrick,"Les expériences de tir de la pointe des Espagnols en 1846 et 1853 et la question des batteries basses du goulet de Brest au XIXe siècle", Avel Gornog, n° 26, 2017, p. 13-20

Dossier de la base de donnée en ligne du service régional de l'Inventaire du patrimoine culturel

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