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Association "1846"

La fortification du XIXe siècle : connaître et partager

Pourquoi il ne faudrait pas rouvrir les embrasures bouchées

Lors des restaurations effectuées sur des ouvrages d'artillerie de côte modernes et contemporains, existe une tendance à rouvrir des embrasures d'artillerie auparavant bouchées. Ces modifications sont alors vues comme des altérations du monument, qu'il convient de faire disparaître afin de lui rendre sa splendeur passée, surtout si celle-ci correspond à une EGR (Époque Glorieuse de Référence) telle que la carrière de Vauban ou l'activité de la Compagnie des Indes.

Toutes ces embrasures débouchées, que c'est beau...

Toutes ces embrasures débouchées, que c'est beau...

Ces embrasures ont été bouchées pour une bonne raison à une certaine époque. Pourquoi alors les rouvrir ?

1° Pour rendre au monument son état d'origine.

Beaucoup d'ouvrages construits aux 17e et 18e siècle ont vu leurs parapets à embrasures être transformés à partir de la fin du 18e siècle pour les adapter à l'introduction des nouveaux affûts dits « de côte » permettant le tir à barbette. Au 19e siècle, les mêmes parapets ont parfois été sur-épaissis pour résister au progrès de l'artillerie. Sont-ce des états de l'art militaire dont il faut faire disparaître toute trace ? Au nom de quoi ? Tenter de retrouver un mythique « état d'origine » d'un monument, c'est nier son évolution dans le temps, nier son histoire et céder à la tentation de « l'idole des origines » dénoncée par Marc Bloch dans Apologie pour l'Histoire (1943).

Fort Cézon : embrasures de la tour d'artillerie débouchées dans les années 1990, invisibilisant la transition sur affût de côte opérée vers 1780

Fort Cézon : embrasures de la tour d'artillerie débouchées dans les années 1990, invisibilisant la transition sur affût de côte opérée vers 1780

2° Pour rendre sa cohérence au monument.

Au risque de rendre incompréhensibles les vestiges conservés par ailleurs et de créer un état qui n'a jamais existé. La réouverture des embrasures de certains parapets de l'île d'If a nécessité la destruction des parapets en terre du 19e siècle. Leurs murs de genouillère partiellement conservés sont maintenant interprétés comme des parados.

Parados Louis XIV ou mur de genouillère Napoléon III ? (île d'If)

Parados Louis XIV ou mur de genouillère Napoléon III ? (île d'If)

Lors de la restauration du fort de Camaret à partir des années 1930 et dans les années 1950, les embrasures bouchées en 1780 ont été rouvertes pour retrouver l'état supposé de la fin du 17e siècle. Mais la conservation (bienvenue !) du fourneau à rougir les boulets construit en 1794 a créé une incohérence dans l'état restauré. Or l'état ainsi artificiellement créé tend à s'imposer, y compris dans la scénographie récemment inaugurée où le parapet à embrasures et le fourneau à rougir les boulets sont représentés ensemble dans les évocations historiques...

Fort de Camaret : fourneau à rougir les boulets construit en 1794, embrasures bouchées en 1780...

Fort de Camaret : fourneau à rougir les boulets construit en 1794, embrasures bouchées en 1780...

3° Pour rendre le monument plus compréhensible

Le postulat que le néophyte ne pourrait pas comprendre les évolutions du monument est pour le moins discutable. Les embrasures bouchées sont souvent très visibles et constituent d'excellents supports pour une première approche de l'archéologie du bâti et pour la sensibilisation à la complexité des monuments, donc de l'Histoire, donc de la vie...

Embrasures bouchées : dessus, extérieur, intérieur (île du Pilier)
Embrasures bouchées : dessus, extérieur, intérieur (île du Pilier)Embrasures bouchées : dessus, extérieur, intérieur (île du Pilier)

Embrasures bouchées : dessus, extérieur, intérieur (île du Pilier)

Du reste, des outils de médiation facilitant la compréhension peuvent être mobilisés sans avoir besoin de tailler dans le bâti : réalité augmentée, dessins, maquettes, documents anciens, etc. Une bonne compréhension d'un monument peut nécessiter une coupe de celui-ci : personne n'envisagerait de la faire EN VRAI... Alors pourquoi le faire pour les embrasures ?

Schéma explicatif du parapet de la batterie de Cornouaille par Lionel Duigou

Schéma explicatif du parapet de la batterie de Cornouaille par Lionel Duigou

4° Parce qu'on peut le faire.

Les bouchages peuvent avoir nécessité des reprises profondes de la structure du parapet, comme dans la batterie de Cornouaille entre 1791 et 1807, et la batterie du Mengant vers 1830, pour n'invoquer que des exemples du goulet de Brest. Vouloir déboucher ces embrasures équivaudrait à démolir puis reconstruire de larges parts de ces monuments. D'autant qu'intervenir sans comprendre la logique du bouchage ou l'état modifié, c'est risquer de déboucher à mauvais escient. Lors des récentes restaurations de la citadelle de Port-Louis, ont été rouvertes ce qui apparaît à première vue comme des embrasures percées dans des murs élevés, finissant en arc dans leur partie supérieure. Mais si ces ouvertures étaient, comme le cas existe à la citadelle de Belle-Île, des embrasures à ciel ouvert qui ont été dotées d'un arc lors de la surélévation du parapet pour éviter de faire reposer la maçonnerie supplémentaire sur un bouchage mal chaîné ?

Embrasures de la demi-lune de la citadelle de Belle-Île et du bastion des Chambres de la citadelle de Port-LouisEmbrasures de la demi-lune de la citadelle de Belle-Île et du bastion des Chambres de la citadelle de Port-Louis

Embrasures de la demi-lune de la citadelle de Belle-Île et du bastion des Chambres de la citadelle de Port-Louis

Ne faudrait-il pas appliquer le principe du rasoir d'Okham à la restauration et s'en tenir à la nécessaire humilité demandée en son temps par Camillo Boito ? « Bien restaurer, c'est, pourrions-nous dire, faire acte d'abnégation devant le passé. Plus l'artiste d'aujourd'hui s'incline, s'agenouille, s'efface devant le monument, mieux il accomplit son devoir. Le jour où, se redressant et levant la tête, il s'écrie : « Moi aussi, j'existe ! » - ce jour-là l'édifice ancien tremble » (Conserver ou restaurer ? 1893).

Bref, à nos yeux, un parapet dont les embrasures ont été débouchées, en pastichant la citation attribuée au général Bosquet à propos de la charge de la brigade légère, « c'est magnifique, mais ce n'est pas l'Histoire ».

P. Jadé

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