La fortification du XIXe siècle : connaître et partager
29 Décembre 2019
Où il est démontré qu'il n'est pas besoin de toucher pour jouer.
Les mortiers sont connus depuis la fin du Moyen-Âge comme pièces d'artillerie de siège à tir courbe, et continuent à être employés comme tels durant toute la période qui nous intéresse. Durant la seconde moitié du XVIIe siècle, ils commencent à être montés sur des navires spécialisés pour effectuer des bombardements de villes côtières. L'artillerie de côte étant le reflet de celle de mer, ils apparaissent à la même époque dans l'armement des batteries.
Les batteries de mortiers des XVIIe et XVIIIe siècles sont armées de pièces de gros calibre - 10 ou 12 pouces -, en bronze ou en fer, tirant des projectiles explosifs appelés bombes. L'angle de tir est d'environ 45°, le projectile retombant presque à la verticale. Les effets attendus sont autant l'écrasement par la masse même de la bombe, que ceux dus à son explosion. Certains types de mortiers sont munis de tourillons, d'autres sont fixés à leur plaque de base selon un angle donné. Dans ce cas, l'ajustement de la portée se fait en faisant varier la charge de poudre propulsive. Difficulté supplémentaire, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle (en France) le tir se fait "à deux feux". Les servants mettent le feu à la fusée de la bombe avant de déclencher le départ du coup. Cette pratique est délicate - une instruction de 1756 précise bien que le bombardier-chef doit veiller à "compter le nombre de la fusée pour mesurer la durée, afin d'ordonner à propos feu au mortier" (Archives départementales d'Ille-et-Vilaine, C 1144, Mémoire pour servir d'instruction concernant le service aux batteries de côtes, 1756) - voire dangereuse : si la mise à feu de la charge échoue, la bombe risque d’exploser dans le mortier. Dans le tir "à un feu" qui remplace cette méthode, la fusée de la bombe est directement allumée lors du départ du coup par les gaz enflammés de la charge propulsive.
Mortier à plaque vu en coupe (Recueil général des outils dont on se sert dans les ateliers d'un port de marine, 1738. © Service historique de la Défense)
De la fin du XVIIe siècle au Premier Empire, les mortiers entrent en proportion variable dans l'armement des batteries de côtes , mais toujours en nombre largement inférieur à celui des canons (en avril 1694, la défense de la rade de Brest et de ses approches repose sur 265 canons et seulement 17 mortiers). Ils peuvent compléter une batterie de canons ou être regroupés en batteries particulières. Dans cette dernière configuration, il s'agit toujours de batteries hautes. La plus grande portée des mortiers et la moindre précision de leur tir (nous y reviendrons) les fait affecter prioritairement à la défense des rades et des mouillages, bien que certaines batteries puissent participer à la défense de passes.
La rade de Brest et ses approches en 1812. Les batteries de mortiers sont signalées par des bombes enflammées au bout de trajectoires courbes (© Service historique de la Défense)
Mortiers en batterie au fort de l'Ile Longue (en 3 et 4) et à la pointe des Espagnols (en 1) en 1778 (© Service historique de la Défense)
Le faciès des batteries de mortiers n'est pas très différent de celui des batteries de canons, à ceci près qu'elle sont systématiquement à barbette et généralement plus simples. Un soin particulier est apporté aux plate-formes. Celles-ci doivent en effet pouvoir supporter le poids important des mortiers, et surtout encaisser les énormes contraintes liées au tir selon des angles très élevés. Les affûts des mortiers, démunis de roues, reposent directement sur les plate-formes en madriers de bois ou en dalles de pierre. Ils ne peuvent être bougés qu'à l'aide de leviers, ce qui restreint les possibilités de suivre une cible mobile, ce pour quoi ils ne sont de toutes façons pas conçus.
La commission de défense des côtes de 1841 s'inscrit dans la continuité quant à la doctrine d'emploi des mortiers. Elle acte que les mortiers ne peuvent pas combattre des navires en marche, "parce que cette bouche à feu est une arme d'un effet trop incertain et d'une manœuvre trop lente, toutes les fois qu'il s'agit d'atteindre un but aussi mobile qu'un vaisseau en marche", mais précise que "lorsqu'une escadre ennemie pourra stationner dans certaines rades ou certains mouillages, en se plaçant hors de la portée des batteries de canon et d'obusier de la côte, il conviendra, pour la forcer de s'éloigner, d'employer des mortiers", pour conclure que "les mortiers, en effet, peuvent seuls fournir des portées plus considérables que celles de obusiers et des canons, en conservant à la fin de leur trajectoire une grande puissance de pénétration" (Ministère de la Guerre, Mémoire sur la défense des frontières maritimes de la France, présenté le 5 avril 1843 par la commission mixte d'armement des côtes, de la Corse et des îles, Paris, Imprimerie nationale, 1848, p. 116-117). Le mortier de 32 cm (calibre équivalent au 12 pouces de l'Ancien Régime) modèle 1840 de la marine choisi par la commission est en effet capable de projeter une bombe de 100 kg à 4000 mètres, quand les canons et obusiers lisses tirent difficilement à plus de 2000 mètres.
Mortiers en fer de 32 cm à plaque, modèle 1840 (fondus à Ruelle en 1856) en mode "pots de fleurs" devant le château de Fouras
Si le nombre des mortiers est encore assez nettement inférieur à celui des bouches à feu à tir tendu, ils sont toutefois mieux répartis. Dans le programme d'armement révisé par la commission de défense des côtes de 1859, deux cinquièmes des ouvrages prévus ont au moins un mortier dans leur artillerie. Les mortiers prennent place dans les batteries à côté des canons et des obusiers, à des emplacements dédiés dont les murs de genouillère sont plus élevés, les mortiers n'ayant pas à tirer par dessus le parapet. Leurs plate-formes sont construites selon des normes bien précises (XIXe siècle oblige !), mais restent proches de celles des siècles précédents. Le double lit de madriers repose sur une épaisse (50 cm) couche de sable, ce qui nécessite le creusement de profondes fosses (parfois actuellement prises pour des... bassins). En terrain meuble, la partie postérieure de la fosse est délimitée par des blocs de pierre de taille destinés à empêcher la plate-forme de déraper sous l'effet du recul de la pièce.
Il est temps d'évoquer l'emploi particulier et paradoxal de ces armes dans la défense des côtes : bouches à feu dont le tir est à la fois redoutable pour les navires et lent et peu précis, leur rôle est avant tout d'empêcher ceux-ci de stationner par la seule menace qu'ils font peser sur leurs ponts.
Des expériences faites en 1851 à La Fère avec un mortier de 32 cm en fonte illustrent fort bien ce fait. Les bombes de 90 kg utilisées se sont parfois enfoncées de plusieurs mètres dans le sol à l'impact, faisant conclure "[qu']il est presque certain que chacun de ces projectiles qui toucherait un navire, le percerait de part en part. [...] Il semble impossible que toutes les parois d'un navire présentent une résistance égale à celle vaincue par chacune de ces bombes" (SHDAT, 1 VK 81, Génie, direction de Mézières, place de La Fère, Notes sur le tir du mortier à plaque de 0,32 m en fonte, 24 mai 1852). A cette note sont joints des graphiques indiquant la dispersion des projectiles d'un tir sur l'autre. Celle-ci peut atteindre 200 mètres dans toutes les directions.
Dans ces conditions, seul un séjour prolongé et immobile dans une zone battue, ou la saturation de celle-ci par le tir d'un grand nombre de mortiers, met réellement un navire en danger.
A la fin du XVIIe siècle Vauban a déjà bien conscience de l'effet essentiellement dissuasif des mortiers dans la défense des côtes : "Je n'ai pas autrement fait mention de l'effet des bombes dans le passage du goulet, car je les considère comme le tonnerre qui gronde mille fois pour en frapper une, joint qu'il n'y a que le plus grand hasard du monde qui en puisse faire tomber une dans un vaisseau qui est à la voile. Je ne suis pas même bien persuadé qu'elle le coulât à fond, mais bien qu'il en serait très incommodé. Cependant puisque tout le monde en a peur, à la bonne heure, faisons la passer chez nos ennemis tant que nous pouvons" (SHDAT, 1V H 446, lettre de Vauban à Le Peletier, 9 mai 1694).
Lorsqu'il donne ses directives pour l’établissement de grandes batteries de mortiers et d'obusiers destinées à faciliter la sortie de la rade de Brest de l'escadre de Ganteaume pour accomplir sa part du "Grand Dessein" en 1805, Napoléon (que de grands hommes convoqués dans cet article !) mise lui aussi sur un effet psychologique, conjugué à une saturation de l'espace battu, pour tenir la flotte anglaise de blocus à l'écart : "De la pointe de Toulinguet à celle de Créach-Meur [de part et d'autre du vestibule du goulet de Brest], il n'y a que 4000 toises. Des bombes à grande portée vont à 2000 toises [...]. Des pièces de 36, mises sur l'angle de 45 degrés, portent un obus de 36, qui tombe d'une grande hauteur, à 2400 toises, et l'ennemi ne peut distinguer si c'est une bombe ou un obus ; et lorsque les vaisseaux anglais auront acquis l'expérience qu'à cette distance on peut tirer sur eux, ils perdront tout espèce d'idée de s'approcher de l'escadre française" (lettre au vice-amiral Decrès, 10 juin 1805). Les quatre grandes batteries construites à Brest à l'été 1805 sont donc lourdement armées en mortiers de 12 pouces (10 ou 12 chacune) et en canons de 36 livres utilisés comme des obusiers pour du tir à 45° (18 ou 20 chacune).
Carte du vestibule du goulet de Brest en juillet 1805 avec les quatre grandes batteries de mortiers et d'obusiers de Saint-Marzin, Créac'h Meur, Toulbroc'h et du Toulinguet (© Service historique de la Défense)
La saturation est également la solution proposée par le chef du génie de Brest dans un mémoire de 1854 sur la place : "Avec beaucoup de mortiers, on empêchera les vaisseaux ennemis de s'embosser à 3 ou 4 mille mètres de la place, et même on les forcera à se tenir constamment au delà de cette distance ; en effet, les expériences faits à La Fère [...] ont montré, qu'à une distance de 4000 mètres, à peu près, tous les projectiles tombent dans un carré de 250 mètres de côté dont le centre est le but. Un seul de ces projectiles [...] suffirait pour faire couler le navire sur lequel il tomberait" (SHDAT, 1 VH 2086, Mémoire sur la place de Brest, 1854).
C'est pourquoi les mortiers sont surtout utilisés pour la défense des rades et des mouillages, afin de les rendre infréquentables aux navires ennemis désireux d'y stationner. Comme le relève fort justement en son temps Richild Grivel, "il n'est pas de menace plus gênante pour la marine, que le jet lent et méthodique des bombes [...] venant, à intervalles réguliers, troubler le repos d'une escadre ancrée dans un mouillage forain" (De la guerre maritime avant et depuis les nouvelles inventions, 1869, p. 110-111).
L'invention du navire aux flancs cuirassés, mais aux ponts initialement encore faiblement protégés, donne une nouvelle et dernière vie au concept du mortier de côte. Dès les années 1860, la multiplication des mortiers de 32 cm dans les batteries de côtes françaises est ainsi une réponse au cuirassé. Par la suite, l'inconvénient principal du mortier, son imprécision, peut être compensé par l'adoption de tubes rayés. En France, l'armée de terre et la marine conçoivent chacune de leur côté au cours des années 1880 un mortier lourd rayé pour leurs batteries respectives : le mortier Guerre de 270 mm modèle 1889 et le mortier Marine de 30 cm modèle 1883.
A gauche, mortier de 270 mm mle 1889 de l'armée de terre, à droite, mortier de 30 cm mle 1893 (version du mle 1883 à chargement par la culasse) de la marine
De grands espoirs sont alors placés dans ces nouvelles pièces censées pouvoir venir à bout de n'importe quel cuirassé, si bien qu'il n'est pas excessif de parler de "mortieromanie" dans la défense des côtes à la fin du XIXe siècle. En plus des capacités de leurs pièces à tir courbe permettant de contourner "par le haut" les cuirasses des navires, les batteries de mortiers, que leur tir indirect permet d'établir en retrait de la côte, se distinguent par leur facilité à être soustraites au tir des navires et à être construites à l'économie.
Redoutables, invulnérables : les batteries de mortiers, universelle panacée ?
"Le rôle de ces batteries peut être considérable. Dans la plupart des cas un seul de leur projectile pouvant suffire à désemparer, ou même détruire tout cuirassé ou grand croiseur", admet un document de 1900 sur la défense maritime de Brest, qui s'empresse toutefois d'ajouter : "Malheureusement il y a lieu de croire que le tir des mortiers sur une escadre dont la distance et la route varieront rapidement sera fort aléatoire" (SHDAT, 7 N 1897, Port de Brest, instructions pour l'emploi des batteries de côte de la défense de Brest, 1er janvier 1900). En effet, la précision du tir des mortiers sur but mobile reste largement inférieure à celle des bouches à feu à tir tendu, ce qui les cantonne à leur rôle traditionnel de protection des mouillages et des rades.
Un rôle d'interdiction basé sur la dissuasion dans lequel ils excellent. Leur capacité à battre des points situés dans les angles morts des autres batteries, combinée à leur quasi-invulnérabilité au tir des navires, les fait également utiliser en couverture des autres ouvrages afin d'empêcher que ceux-ci soient pris à revers. Le paradoxe est porté à son comble : les batteries de mortiers sont utilisées pour maintenir les navires ennemis en mouvement, pour les empêcher d'occuper une rade, de mettre des troupes à terre ou d'effectuer des bombardements, ce qui, en retour, empêche ces batteries d'espérer les toucher autrement que par hasard.
La plupart des nations ont utilisé des mortiers lourds pour la défense de leurs côtes à la fin du XIXe siècle. En France, les batteries de mortiers de côte, déjà condamnées à la veille de Première Guerre mondiale, ne survivent pas au conflit. Beaucoup de mortiers de 270 mm, souvent les seuls encore en place dans les batteries, ont alors été employés sur le front terrestre. Retour aux origines.
P. Jadé
Sources :
Service historique de la Défense, département Armée de Terre, Vincennes, archives du Génie, de l'Artillerie et de l’État-major de l'Armée.
Archives départementales d'Ille-et-Vilaine.
Jean Boudriot, Artillerie de mer. France, 1650-1850, Paris, Ancre, 1992.
Remerciements à J.-M. Balliet.