La fortification du XIXe siècle : connaître et partager
22 Mai 2022
Le 10 mars dernier, un curieux spectacle s’est offert aux badauds cheminant dans les environs de la pointe des Espagnols, à l’extrémité de la presqu’île de Roscanvel faisant face au port de Brest. Deux camions-remorques porte-chars ont emprunté l’ancienne route stratégique côtière jusqu’à la pointe, l’un chargé d’un énorme canon de dix mètres de long, l’autre de son affût. Puis une grue les a hissés l’un et l’autre jusqu’à un emplacement aménagé dans l’ancien fort de la pointe des Espagnols.
Cette pièce d’artillerie est un canon de côte français de la fin du XIXe siècle, précisément un "canon de 32 cm modèle 1870-84". Les pièces de ce modèle sont parmi les plus puissantes installées sur les côtes en France à l’époque. Le calibre de 32 cm – diamètre de l’âme – est en effet alors privilégié pour le tir dit "de rupture" qui "a pour objet la perforation des murailles cuirassées des bâtiments, en vue de les atteindre dans leurs parties essentielles situées au-dessus de l’eau (ligne de flottaison, artillerie de gros calibre, appareils à gouverner, etc.) ; il exige une vitesse de choc et une force vive très considérable" (Manuel du tir de côte, 1894) Ce tir est d’autant plus efficace qu’il est exécuté à petite distance (1200-1500 mètres) et dans des batteries situées à faible altitude. C’est la continuation du rôle des batteries basses des XVIIe et XVIIIe siècles. A Brest, les batteries de rupture armées de canons de 32 cm sont concentrées dans le goulet, facile à interdire par ce moyen. Le manque d’emplacements favorables conduit à placer certaines pièces au sommet des falaises, d’autres en casemates construites sous les anciens ouvrages ou dans des anfractuosités de la côte. Ces fameuses "batteries de rupture casematées" du goulet de Brest, au nombre de sept, ont presque toutes reçues comme armement deux canons de 32 cm modèle 1870-84.
Evocation en écorché de la batterie casematée de la pointe de Cornouaille à la fin du XIXe siècle, par Lionel Duigou.
Ces canons sont des monstres de 48 tonnes (même s'il existe plus gros à l'époque). Leur structure est composite, puisque sur un corps en fonte viennent s’ajouter des frettes – renforts annulaires – en acier garantissant la résistance de la pièce soumise à de fortes contraintes du fait de l’emploi de la poudre noire comme charge propulsive. Le tube intérieur portant les rayures est également en acier. Ils tirent des obus de 286 (obus explosif) à 345 kg (obus de rupture) à des vitesses initiales de l’ordre de 600 m/s. Les charges propulsives sont conditionnées en gargousses indépendantes des projectiles. En fonction du type de batterie, les tubes sont placés sur des affûts à pivot (avant, modèles 1886 et 1888, central, modèle 1888) ou de casemates (modèle 1888), avec des différences entre ceux en usage dans les batteries casematées de Brest et ceux destinés aux forts de la rade de Cherbourg. Ces affûts entièrement métalliques pèsent de 38 à 52 tonnes. Certains sont manoeuvrés électriquement et tous sont équipés de grues pour la manutention des munitions. Les canons de 32 cm nécessitent une quinzaine d’hommes pour les servir. La procédure de chargement demande au moins 5 minutes par tir à une équipe entraînée.
Canon de 32 cm modèle 1870-84 sur affût modèle 1888 PC dans un des forts de Cherbourg (© Service historique de la Défense).
Le canon de 32 cm modèle 1870-84 R. 1888 n° 14 de la pointe des Espagnols a été fabriqué à la fonderie de la Marine de Ruelle (Charente-Maritime), puis a commencé sa carrière à Brest (batteries du goulet) ou à Cherbourg (forts de la rade) vers 1890. Pendant la Première Guerre mondiale, il est retiré des côtes comme beaucoup d’autres pour devenir une pièce d’artillerie lourde sur voie ferrée. Monté sur l’affût-truck n° 3005 baptisé "Karsavina" (une ballerine russe alors célèbre), il participe à la bataille de la Somme en 1916 au sein du 3e Groupe de 32, 67e batterie du 7e RAP. L’usure très prononcée du tube du fait des tirs intensifs entraîne son démontage et il est réalésé expérimentalement à Ruelle au calibre de 34 cm fin 1917 et devient le canon de 32 cm mle 1870-84 R. 1888 n° 14 T. 34 R. 1918 n° 1, seul de son espèce. Après-guerre, il est transféré à la Commission d’expériences de Gâvres, centre d’essais de l’artillerie de marine, pour servir à différentes expérimentations.
Enlèvement d'un des canons de 32 cm modèle 1870-84 de la batterie des Capucins à Brest en 1917 (© Service historique de la Défense)
Canon de 32 cm modèle 1870-84 sur affût-truck dans la Somme en juillet 1916 (cliché Famechon, © ECPAD).
La fermeture annoncée du polygone de Gâvres, devenu Centre d’essais de lancement de missiles dépendant de la Direction générale de l’Armement (DGA) pose en 2009 la question du devenir de ses pièces d’artillerie, initialement destinées à être ferraillées. Jean-Claude Leroux, de la DGA, et René Estienne, conservateur du Service historique de la Défense de Lorient, s’investissent pour les préserver de la destruction. Faute d’une solution muséographique globale, ils créent les conditions de leur conservation provisoire in situ, le temps de favoriser leur attribution par le ministre de la Défense à des porteurs de projets de valorisation de sites patrimoniaux.
Dès la seconde moitié des années 2000, plusieurs acteurs de la région de Brest (Patrick Le Guillou, maire de Roscanvel de 2008 à 2014, Marcel Burel, érudit local, association Valoriser les patrimoines militaires, entre autres) ayant eu connaissance de la présence parmi les pièces préservées d’un canon de 32 cm modèle 1870-84 songent à le faire venir en presqu’île de Crozon pour l’intégrer au projet de valorisation de son patrimoine fortifié connu sous le nom de « Route des fortifications », lancé en 2007. C’est la Communauté de communes de la presqu’île de Crozon – devenue depuis Communauté de communes de la presqu’île de Crozon et de l’Aulne maritime (CCPCAM) – dont dépend la « Route des fortifications » qui en fait officiellement la demande en septembre 2010 au ministère de la Défense.
L’idée est d’exposer le canon sur un emplacement prévu pour une pièce similaire, de manière à matérialiser pour le public les caractéristiques de l’artillerie lourde de côte de la fin du XIXe siècle. Le choix se porte sur une des batteries de la pointe des Espagnols construite au début des années 1880 pour trois canons de 32 cm, mais d’un modèle un peu plus ancien (modèle 1870 M). La reconstitution d’un affût historique n’étant pas envisagée, c’est l’affût "de circonstance" à échantignolles sur lequel la pièce était disposée à Gâvres qui est réemployé.
Evocation de la batterie de 32 cm de l'intérieur du fort de la pointe des Espagnols à la fin du XIXe siècle, par Lionel Duigou.
Fin 2021, le canon et son affût sont définitivement enlevés du site de Gâvres pour être restaurés par la société Ateliers DLB de Gouesnou, près de Brest. Le canon et les parties métalliques de l’affût reçoivent un traitement avant peinture par métallisation au zinc, tandis que les éléments en bois très dégradés de l’affût sont changés. La question de la couleur de la peinture à appliquer s’est alors posée. Il a été décidé de peindre le tube en noir, afin de correspondre aux enduits à base de plombagine dont l’emploi est attesté à la fin du XIXe siècle (modeste participation de l'association "1846" au projet, en plus du suivi archéologique des travaux de la plate-forme et la rédaction d'une signalétique provisoire), et de repeindre l’affût en "gris coque" de la Marine nationale dont étaient recouverts tous les canons et affûts du parc de Gâvres. Cette différence permet de faire la distinction entre le tube des années 1880 et l’affût plus tardif ne correspondant pas à celui sur lequel la pièce était placée pendant son service sur les côtes.
Le canon a été inauguré en présence des élus de la communauté de communes et de la sous-préfète de Châteaulin le 12 mai 2022.
Remerciements à J.-M. Balliet, R. Estienne et G. François